Tâche 4 : APPLICATIONS INDUSTRIELLES ET SOCIETALES
Sous-tâche 4.2 : Guidage du geste musical.
Dans cette sous-tâche, nous nous intéressons au lien entre son et geste expert dans le domaine musical.
Ce lien a déjà été étudié dans des situations spécifiques de reproduction ou d’interprétation (Godøy & Leman, 2010; Leman, 2007; Rasamimanana, 2008).
En particulier, des expériences dans lesquelles les sujets ont été invités à imiter un extrait musical avec leurs mains ont révélé que les sujets synchronisaient leur gestes, principalement la vitesse et l'ʹaccélération, sur des descripteurs sonores spécifiques, principalement la hauteur et le volume (Caramiaux et al., 2010).
Nous souhaitons étudier l’influence des mouvements ancillaires produits par des violoncellistes professionnels, en particulier le mouvement postural, sur la morphologie, la qualité sonore et l’interprétation musicale.
Il s’agira d’une procédure de guidage spécifique, étant donné que l’instrument produit naturellement un retour sonore cohérent avec le geste de son bras portant l’archet.
La structuration de cette sous-tâche repose sur 3 questions :
- Les mouvements posturaux influencent-ils la qualité de la production musicale ?
- Les mouvements posturaux influencent-ils l’intention expressive ?
- Peut-on modifier les mouvements annexes par le retour sonore ?
Résultats marquants
Le corps du musicien est souvent le grand oublié de la pédagogie instrumentale traditionnelle. Pour les instruments à corde frottée par exemple, l’attention est particulièrement focalisée sur la dextérité des doigts de la main gauche ou la précision du bras droit tenant l’archet, comme des conditions nécessaires et suffisantes à l’expressivité musicale. Il suffit cependant de regarder jouer de grands violonistes ou violoncellistes pour se rendre compte qu’ils se servent, inconsciemment ou non, de mouvements posturaux bien éloignés des gestes purement instrumentaux impliqués dans la production du son. Quelle serait alors la fonction de ces mouvements corporels? S’ils contribuent visuellement à rendre une performance plus vivante, on ne connaît pas vraiment à ce jour leur influence sur les caractéristiques acoustiques expressives perçues, comme le phrasé musical ou la qualité du son.
Dans cette sous-tâche, nous nous proposons d’apporter des éléments de réponse en s’intéressant aux mouvements ancillaires des violoncellistes et à leur influence sur l’expressivité musicale. L’analyse se concentre sur leurs déplacements de tête et du buste, qui sont les plus saillants visuellement, mais aussi les plus fondamentaux dans l’organisation motrice du musicien d’après la technique Alexander [Alexander 1974]. Cette recherche s’inscrit au carrefour de nombreuses domaines - mouvement, posture, acoustique, expressivité musicale - sollicitant différents niveaux de recul : la pédagogie instrumentale [Hoppenot 1981, Gagnepain 2001], la posture du musicien [De Alcantara 2000], la physiologie du violoncelliste [Mantel 1995], et plus globalement “l’inscription corporelle” de la musique (musical embodiement) [Leman 2007].
Dans une première partie, nous détaillons le protocole expérimental résidant au coeur de l’étude. Les gestes ancillaires de sept violoncellistes professionnels ont été enregistrés dans un environnement technologique composé d’une plate-forme de force et d’un système de capture du mouvement. L’impact de leurs mouvements posturaux sur l’expressivité musicale est mis en oeuvre au moyen de quatre conditions posturales affectant le fonctionnement sensori-moteur du musicien : Une condition de jeu standard et trois contraintes d’immobilisation graduelles (mentale, physique par le buste, et physique par le buste et la tête). Au sein de chaque session posturale, on évalue l’influence du mode de jeu à l’archet (détaché/légato) sur les caractéristiques de son et de mouvement. Les opérations de post-traitement de ces données sont également décrites. Notre recherche se concentre exclusivement sur les deux paramètres fondamentaux de l’expressivité musicale : Le rythme et le son.
Dans une deuxième partie, on étudie les relations entre les mouvements posturaux du violoncelliste et son expressivité rythmique. Cela débute par une étude posturale globale des déplacements du centre de pression du système {violoncelliste/instrument} sur la plate-forme de force. De manière un peu contre- intuitive, nous découvrons que les efforts exercés sur la plate-forme s’accroissent lors des contraintes d’immobilisation physique, ce qui tend à montrer l’importance des ajustements posturaux ancillaires dans l’équilibre et le fonctionnement moteur du violoncelliste. Ce résultat est renforcé par une analyse de coordination entre les périodicités des mouvements et celles des oscillations posturales globales du centre de pression. Sur l’ensemble des violoncellistes, la contribution des gestes ancillaires du tronc (le buste et la tête) à la posture globale semble particulièrement amplifiée sous la contrainte en mode de jeu légato. Cela suggère un rôle important du buste et notamment de la tête comme support à des mouvements d’archet plus amples. En mode de jeu légato en effet, le renforcement des contraintes posturales cause un découplage progressif des périodicités du tronc par rapport à celles de l’archet. En mode de jeu détaché, il se produit au contraire un phénomène de résonance avec la coordination “en bloc” de tous les segments corporels. Dans tous les cas, c’est-à-dire quel que soit le mode de jeu, on constate une perte de la cohérence métrique entre les parties ancillaires (du tronc) et instrumentales (d’archet) des mouvements des violoncellistes, à mesure que les contraintes posturales se renforcent. Les éléments du tronc, le buste comme la tête, joueraient notamment un rôle important dans l’encodage des unités métriques les plus longues de la partition, qui sont relatives au phrasé musical. Enfin, l’étude des déviations rythmiques révèle que sous les contraintes posturales d’immobilisation physique, les violoncellistes ont tendance à perdre le sens du temps lors de certains passages joués en mode détaché. On suppose que cela s’explique par des synergies (patterns moteurs) plus complexes qu’en mode de jeu légato, incluant notamment d’avantage de reprises d’archet. La perte d’expressivité liée aux contraintes posturales s’accompagne également d’une plus grande uniformisation de la richesse du timbre entre les notes, et donc d’un certain “affadissement des couleurs musicales”.
La troisième et dernière partie est consacrée à l’étude des relations entre les mouvements posturaux du violoncelliste et son expressivité sonore. A partir d’une note spécifiquement choisie dans la partition, nous commençons par analyser le phénomène de décharnement acoustique (harshness), qui correspond à une sensation perceptive grinçante, nasillarde, métallique et fermée du son de violoncelle. Il s’est en effet avéré que cette altération de la qualité sonore se retrouvait le plus souvent produite en situation de contrainte d’immobilisation posturale physique complète (par le buste et la tête). A l’aide de tests d’écoute comparant des sons de bonne qualité (dits ronds ou charnus) à des sons décharnés par des techniques de synthèse, on montre que le décharnement perçu peut se modéliser comme une transformation spectro-temporelle du timbre, incluant trois caractéristiques acoustiques : Une baisse de la vitesse de montée de l’énergie dans le signal, l’émergence d’une zone formantique associée à un enrichissement excessif des composantes spectrales haute-fréquence, ainsi qu’une plus grande asynchronie dans l’évolution temporelle des partiels lors de l’attaque. Cela correspond physiquement à une mise en vibration de la corde plus instable et plus lente. Ensuite, on étudie le geste d’archet et notamment sa vitesse associée au phénomène de décharnement acoustique. Les résultats révèlent que sur l’ensemble des violoncellistes, la vitesse d’archet utilisée pour jouer la note décroît progressivement à mesure que la contrainte posturale se renforce, avec comme conséquence symétrique une augmentation progressive du décharnement associé. Des analyses de corrélations canoniques et fonctionnelles de données permettent de préciser d’avantage les relations entre paramètres gestuels et acoustiques. Enfin, cette recherche se termine par des aspects de contrôle moteur et postural associés au décharnement acoustique. Notamment, la combinaison des déplacements spatiaux relatifs des articulations et de leurs quantités de mouvement angulaires, permet d’inférer deux éléments posturaux essentiels dans le contrôle de la vitesse d’archet : La torsion du buste et l’ouverture angulaire des épaules du violoncelliste. Un mauvais équilibre entre ces deux paramètres de posture causerait un geste étriqué, une perte de liberté dans le jeu reflétée par une chute en qualité sonore. Les cas où les violoncellistes parviennent à ne pas décharner le son de la note en situation d’immobilisation posturale complète, correspond à la mise en oeuvre d’un pattern de compensation ou d’adaptation spécifique du contrôle moteur.
Tous ces éléments tendent à montrer l’importance pour le violoncelliste de bien conscientiser son corps et notamment ses mouvements posturaux, de manière à ce que sa sensibilité musicale puisse s’exprimer librement au travers d’une construction intime entre temps et son.
[Alexander 1974] F Matthias Alexander. The resurrection of the body : The essential writings of f. matthias alexander. Dell Publishing Company, 1974.
[De Alcantara 2000] Pedro De Alcantara. Technique alexander pour les musiciens. AleXitère, 2000.
[Gagnepain 2001] Xavier Gagnepain. Du musicien en général... au violoncelliste en particulier. Cité de la musique, 2001.
[Hoppenot 1981] Dominique Hoppenot. Le violon intérieur. Van de Velde, 1981.
[Leman 2007] Marc Leman. Embodied music cognition and mediation technology. Mit Press, 2007.
[Mantel 1995] Gerhard Mantel. Cello technique : principles and forms of movement. Indiana University Press, 1995.
Publications associées
- Roze, J., Aramaki, M., Kronland-Martinet, R., Ystad, S. Exploring the perceived harshness of cello sounds by morphing and synthesis techniques, Journal of the Acoustical Society of America, Vol 141(3), (2017).
- Rozé J., Aramaki M., Kronland-Martinet R., Bourdin C., Ystad S. Investigating the effects of a postural constraint on the cellists’ bowing movement and timbral quality, Proceedings of the 12th International Symposium on Computer Music Multidisciplinary Research (CMMR) «Bridging People and Sounds», São Paulo, Bresil, 5-8 Juillet 2016.
- Rozé J., Aramaki M., Kronland-Martinet R., Voinier T., Bourdin C., Chadefaux D., Dufrenne M., Ystad S. Assessing the influence of constraints on cellists’ postural displacements and musical expressivity, Proceedings of the 11th International Symposium on Computer Music Multidisciplinary Research (CMMR) «Music, Mind and Embodiment », Plymouth, UK, 16-19 Juin 2015.
- Rozé J., Aramaki M., Bourdin C., Chadefaux D., Dufrenne M., Kronland-Martinet R., Voinier T., Ystad S. Exploring the influence of cellists' postural movements on musical expressivity, Proceedings of the International Conference on the Multimodal Experience of Music, Sheffield, UK, Mars 2015.